Il y avait un roi, dur mais généreux, qui vivait dans un palais magnifique, avec nombre de domestiques qui le servaient bien et de ministres qui le flattaient beaucoup. Son Royaume ruisselait de lait et de miel. En tous lieux, on entendait les chants des paysans heureux et les commerçants construisaient de belles demeures car le royaume contrôlait les routes de la laine et la voie du sucre.
Mais, hélas, rien n’est parfait en ce monde. Dans ce royaume, les gens vivaient pieds nus. C’était ainsi depuis toujours et ils ne s’en plaignaient plus, bien que, comme il arrive souvent, ils se blessaient contre les pierres des chemins ou se déchiraient les orteils dans les buissons d’épines. Malgré la corne de leurs pieds, les jeunes gens ne pouvaient pas courir très vite et ainsi les chasseurs manquaient souvent leur proies. Quant aux vieux, à force de plaies, ils terminaient leurs jours sans plus marcher, assis sous l’ombre fraîche des palmiers. Ceux qui restaient chez eux se blessaient moins que les autres car ils se déplaçaient sur des tapis épais, faits de la laine de leurs moutons. Luxe suprême, les plus riches possédaient des tapis confectionnés avec le cuir de leurs animaux.
Un matin, le roi sortit du palais. Pressé de courir le lièvre, il ne regardait pas où il mettait les pieds et, il arriva ce qui devait arriver, son pied droit fut tailladé par un caillou pointu. Il cria de douleur et rentra chez lui dans une grande colère. Malgré les tapis, la douleur ne passa point et il boitait encore quand il convoqua toute sa cour afin qu’on trouve une solution à ce terrible problème dont il venait de faire la cruelle expérience. « Pour la santé et la sécurité de tous, dit-il car il n’osait parler que de lui, je veux qu’on trouve un remède définitif à ce fléau. Nous y mettrons tout notre trésor s’il le faut ! » Les conseillers et autres ministres hochèrent de la tête car ils savaient que le trésor du Roi ressemblait à l’océan, vaste et sans fond. Si grand, sifflotaient des mauvaises langues, que les ministres eux-mêmes n’étaient pas arrivés à l’épuiser malgré de nombreuses inspections nocturnes.
« Sire, dirent les uns puis les autres, on a toujours vécu ainsi, ce problème est très ancien et nous n’avons jamais trouvé de solution ! » Le vieux bibliothécaire prit un grimoire tout poussiéreux, l’ouvrit, mit ses petites lunettes sur les yeux et lut au roi qu’il était arrivé la même chose à son arrière-grand-père qui resta boiteux toute sa vie. Ce récit fit grimacer le roi qui promit de conjurer à jamais ce mauvais sort fait à lui-même et à son peuple. « Nous sommes un grand royaume, dit-il, et il est loin le temps de nos pères. Depuis nous avons fait d’énormes découvertes. Nous avons trouvé comment cuire le pain et rouler le tabac. Nous avons su détourner l’eau des rivières et capturer le vent dans nos voiles ! » Comme on le voit, le Roi était conscient de la puissance et de la technique de ses conseillers.
À cet instant, brisant les rangs des courtisans, s’avança un homme étrange devant qui tous les ministres reculèrent. Il portait une longue robe toute blanche qui lui couvrait les pieds et un étrange chapeau pointu qui indiquait le chef des savants. C’était l’astronome du roi, celui qui lisait dans le ciel quand la nuit était tombée et que les étoiles s’étaient levées. Il savait aussi faire bouillir les plantes et calculer la trajectoire des flèches. Le roi aimait l’entendre car il ne parlait pas comme les flatteurs mais il expliquait toujours avec beaucoup de raisons très intelligentes toutes les choses de la nature. Le Roi ne comprenait pas toujours les raisons mais il trouvait plaisant d’entendre que tout avait une explication, que tout venait d’une cause et que l’homme pouvait la découvrir pourvu qu’il étudiât longtemps. « Sire, dit le Mage, car on l’appelait ainsi, il n’est qu’une solution et vous l’avez sous les yeux. Regardez votre palais. Avez-vous eu mal une seule fois en parcourant vos salles immenses?» «Non», répondit le roi qui ne voyait pas où le mage voulait en venir. « Vous êtes-vous écorché ou taillé le nez lorsque, enfant, vous rouliez dans les vastes corridors où chantent les fontaines?» « Non, certes », concéda encore le roi. « Quelque caillou ou épine mordante vous auront-ils coupé alors que vous flâniez rêvant dans vos immenses salons ? » « Certes non ! » répliqua le roi qui commençait à s’agacer. « Eh bien, Majesté, continua le Mage avec le sourire de l’homme content de son savoir, usez de votre royaume comme de votre palais. Faites recouvrir tout le sol de votre pays d’un tapis solide, un tapis qui résiste à la pluie, aux vents et à la brûlure du soleil. Ainsi non seulement Votre Majesté mais aussi tout son peuple cessera de souffrir des pieds et on parlera de votre sagesse dans le monde entier. »
Le roi fut fort satisfait de la proposition. On ne sut jamais s’il était content pour ses pieds ou pour sa réputation, ou pour les deux à la fois. Il lui demanda : « Avec quoi puis-je faire un tapis assez solide pour qu’il résiste à la pluie, aux vents et au soleil ? » « Sire, regardez vos vaches et vos moutons, comme ils portent sur leur dos un tapis souple et résistant. Couvrez la terre de leur peau ! » Au roi, l’idée parut excellente car il pensait à son peuple, à ces enfants qui se râpaient les genoux et à ces vieillards qui finissaient impotents. Et puis, il songeait aussi un peu à lui qui n’aimait rien tant que de marcher la tête dans le vent.
Il se retourna vers la foule qui avait assisté muette au dialogue entre lui et le savant. Et il lui exposa le magnifique projet. Certains haussèrent les épaules mais discrètement car ils craignaient le roi. Cependant, le ministre de l’agriculture osa prendre la parole: « Sire, l’idée est nouvelle. certes. Ce tapis de cuir fera luire votre couronne jusqu’au-delà des mers mais comment le blé, la vigne et le thé pourront-ils pousser sous le cuir? Comment la pluie pourra-t-elle mouiller la terre et comment le soleil pourra-t-il la réchauffer ? » Le ministre de l’agriculture était terrorisé car il savait que le Roi ne lui pardonnerait pas si les champs ne produisaient plus le vin qu’il aimait tant. Mais le roi ne l’écouta pas. Le ministre de l’élevage, sollicité par le roi lui-même, haussa les sourcils, mais doucement, et il compléta les propos du ministre de l’agriculture: « Sire, pour recouvrir tout le sol du royaume, il faudra tuer tous les bœufs. veaux et vaches. Et il faudra encore ajouter les moutons et les cochons. Tous les troupeaux de sa majesté y suffiront à peine et nous n’aurons plus de lait. » Mais le roi ne l’écouta pas. L’idée lui plaisait et personne ne lui en avait suggéré de meilleure. Il calculait déjà dans sa tête combien il lui faudrait tuer de vaches pour son jardin. car il pensait bien commencer par son jardin où il se promenait la nuit quand les yeux ne voient plus les cailloux des allées.
Autour de lui, les ministres gémissaient mais sans rien dire. Quand le roi eut le dos tourné, ils murmurèrent entre eux car ils voyaient bien que le roi avait décidé la mort du Royaume : qui voudrait d’une terre où nulle plante ne pousse, où aucun animal ne broute l’herbe fraîche ?
C’est alors qu’on entendit un drôle de bruit, semblable à la musique d’un jouet. Un tout petit homme surgit derrière le trône du roi. Il était coiffé avec un chapeau biscornu. tout mou et tout rouge, où tintaient dix petites clochettes dorées. C’était le fou à qui on ne donnait point d’âge parce que certains jours il ressemblait à un vieillard et d’autres jours à un enfant. Il avait des yeux brillants comme la lune quand elle scintille au milieu de la nuit glaciale et que les loups hurlent à la mort et font trembler les petits enfants recroquevillés dans leur lit. Le fou se tenait derrière le roi et jamais à côté des ministres. Il surgissait toujours comme un diable de sa boîte.
Rarement l’on vit pareil spectacle à la cour du roi. Le fou du roi sautillait et riait, riait comme jamais on ne l’avait entendu rire. Son rire extraordinaire rendit un peu d’espoir aux ministres qui pourtant ne l’aimaient pas beaucoup. Et le fou du roi riait aux éclats et il riait tant et tant qu’il en tomba par terre en se tortillant. Ce n’était pas grave car on se rappelle qu’il y avait un tapis en cuir dans le palais. Le roi fronça les sourcils. La situation ne le faisait pas sourire même s’il était heureux d’avoir une solution brillante au casse-tête des pieds nus. Mais il n’osa pas le gronder car son fou lui disait toujours une parole si fraîche que personne ne l’avait prononcée avant lui. Grâce à lui, il avait pu, naguère, déjouer les complots de ses ministres. Grâce à lui, il avait pu aussi trouver une belle épouse aimante. Mais cela, c’est une autre histoire. Et puis, le fou le faisait toujours rire même quand ses voisins lui faisaient la guerre. On ne savait pas d’où le fou tirait toutes ses idées car il ne savait pas lire et on ne lui connaissait pas de conseillers. On savait encore moins pourquoi le roi l’ écoutait. Mais c’était ainsi et il fallait bien faire avec car le fou entendait tout et, comme le racontait l’une des dames de la Reine, bien qu’il fût de toute petite taille, il semblait voir par-dessus l’épaule des géants qui entouraient le Roi.
Et le fou pleurait de rire puis, comme tout a une fin. il s’arrêta de rire. Les larmes coulaient encore de ses yeux quand le roi l’interrogea avec un ton sévère : « Pourquoi ris-tu ? Trouves-tu drôle que mes chasseurs se blessent ? Te moques-tu du Roi qui boîte ? » Alors le fou du roi prit la parole mais pas tout de suite, après un petit temps de silence comme il le faut quand on veut dire une chose importante pour tous. Les ministres faisaient mine de ne pas écouter: ils s· échangeaient des regards complices et des sourires entendus. Pour autant, ils se gardaient bien de se faire remarquer: personne ne devait empêcher le roi d’écouter son fou. Enfin quand les visages furent muets, le silence se fit. Mais un silence comme jamais il n’y en eut dans ce palais où bruissaient toujours les bavardages des servantes et les cancans de la cour. Certains, qui étaient derrière la porte ce jour-là, racontèrent qu’ils entendirent le bruit de la meule qui tournait à l’autre bout de la ville. D’autres prétendirent qu’ils entendaient la respiration des mouches qui n’osaient plus bouger, fixées sous les poutres du plafond. Il n’y avait que le mage qui tremblait de rage parce quelqu’un osait parler après lui. Son bâton noir vibrait tout seul, mû par un génie caché. Des nuages obscurs couvraient son front.
Le petit fou parla donc de sa petite voix claire qui glissait sur le tapis de cuir. « Majesté, grande et royale, regardez vos pieds comme ils sont petits ! Regardez comme est grande la surface de la terre ! Voyez aussi les bêtes des champs qui ont des sabots sous leurs pieds ou les bêtes des bois qui ont des coussins sous leurs pattes. Les uns et les autres bondissent autant que de besoin et ils ne se font jamais mal ! » Et le fou rit et rit tant et tant que les gens secouaient la tête en répétant : « C’est un fou, il parle comme un fou ! » Personne ne comprenait car personne ne voyait dans sa tête les bêtes des champs et les bêtes des bois. Ils ne voyaient que le roi inquiet et sa colère rentrée. Mais le petit fou qui n’était pas si fou poursuivit de suite pour ne pas rendre ridicules le roi et ses ministres : « Faites-vous des sabots ou des coussins en découpant deux petits morceaux de cuir que vous attacherez sous vos pieds et alors vous courrez de partout sans vous blesser ! »
La chose était tellement simple que tous sourirent sauf le Mage qui se retira sans rien dire. Et tous les conseillers se mirent à parler ensemble. Mais ce fut le ministre de l’artisanat qui cria plus fort que les autres : « Nous allons faire travailler nos meilleurs ouvriers et ils vont tailler le cuir pour en faire des petits chaussons pour les pieds du roi, pour les pieds de la reine et pour ceux du peuple ! »
Ainsi furent inventées les chaussures et le royaume devint très riche car il fabriqua des souliers pour le monde entier.
Le roi garda auprès de lui l’homme à la longue robe blanche « parce que, disait le roi, on ne sait jamais. Ceux qui lisent et ceux qui étudient nous racontent aussi de bonnes affaires. Il faut les entendre. » Mais comme le roi était devenu prudent, il décida désormais d’écouter tous ceux qui parlaient. Et il voulut voir lui même les animaux gambader et aussi les oiseaux voler. Bien sûr, les oiseaux n’ont pas de chaussures mais le roi était un homme prévoyant et il voulait voir comment son fou connaissait ces choses que les autres ne voyaient pas.
C’est ainsi qu’il devint le roi le plus sage de la terre. Mais il est vrai qu’il écoutait souvent son petit fou quand ils étaient seuls, tous les deux, sous la lumière des étoiles, et que le petit homme lui parlait sans un mot et sans un signe, dans la langue des fées et des génies.
Luc RAVEL